Titulaire du permis depuis 15 ans, Sylvie (prénom changé) ne conduit pas. Elle a peur. Pourtant, à 36 ans, elle n'a jamais eu d'accident. Elle a obtenu son permis du premier coup mais n'a jamais eu de voiture. Elle se déplace à pied, en bus, en train. “J'ai conduit exceptionnellement deux ou trois fois sur des courts trajets et à chaque fois je suis extrêmement tendue. Je crains de faire une mauvaise manœuvre, de perdre le contrôle et de ne pas réussir à maîtriser le véhicule…Quand je transporte les enfants, c'est encore pire. Conduire est tellement désagréable, j'appréhende tellement que, par facilité, j'ai complètement arrêté”.
“DANS LE REGARD DES AUTRES, JE ME SENS IDIOTE”
Pour les courses, les sorties, elle dépend de son conjoint. Un rendez-vous chez le pédiatre et c'est toute la famille qui est du voyage. Mais en 1999, son conjoint perd son permis. À ce moment-là, Sylvie n'a plus le choix, elle doit reprendre le volant après quelques leçons dans une auto-école. “Pour le moniteur, il s'agissait simplement de remettre le pied à l'étrier. Même s'il était compréhensif, il n'a pas vraiment pris en compte ma peur”, se souvient-elle. Jamais la boule au ventre ne la quittera. Et dès que Monsieur retrouve son permis, elle lui a rendu les clés. “Mes collègues ne sont pas au courant de ma peur de conduire. Dans le regard des autres, je me sens idiote, ridicule. Alors je ne dis pas que je ne conduis pas, j'évite le sujet, pour ne pas renforcer encore ma honte.” Dans un mois, elle est mutée sur un poste plus éloigné de son domicile, portant son temps de trajet quotidien en transports en commun à 3h. Elle peut faire une croix sur sa vie de famille. A moins qu'elle ne parvienne à faire la moitié du trajet en voiture, pour rejoindre une gare mieux desservie. C'est l'objectif qu'elle s'est fixée.
“LE MONITEUR ME DISAIT QUE J'ÉTAIS UNE INCAPABLE”
Marie, 25 ans, a tellement peur, qu'elle a échoué cinq fois à l'examen du permis en 5 ans. Déjà 3 500 euros dépensés dans trois auto-écoles différentes. Une voiture l'attend au garage. Les choses ont commencé à aller de travers après son premier échec au permis, à cause d'une erreur de direction. “Quand j'ai repris des leçons, le moniteur me disait que j'étais une incapable, que je n'y arriverai jamais. Là, j'ai perdu pied.” Elle est en proie à des “scénarios catastrophes”. La jeune femme est assaillie d'images de tôle froissée, panique et se retrouve complètement désorientée. “Quand je conduis, je me dis que je ne vais pas y arriver. J'ai peur qu'on me klaxonne, de tomber sur des automobilistes agressifs qui me crieraient dessus parce que j'ai oublié un clignotant. »Marie voudrait être commerciale, mais elle est vendeuse dans un magasin non loin de chez elle où elle se rend à vélo. Sa dernière leçon de conduite, il y a quelques jours, s'est “très mal passée”. Elle ne sait plus quoi dire à ses amis qui la taquinent.
PRÉTENDRE NE PAS AVOIR LE PERMIS POUR ÉVITER D'AVOIR À SE JUSTIFIER
Alors comme Sylvie, elle a fait quelques recherches sur Internet. Sur de nombreux forums, les internautes osent enfin confier ce mal qui a un nom : l'amaxophobie. Ce sont presque toujours des femmes qui en souffrent, à tout âge, rarement suite à un accident. Elles décrivent des “bouffées de chaleur, une transpiration excessive, des tremblements, palpitations, un rétrécissement du champ de vision”. Certaines s'accrochent, se forcent à conduire, mettent sur pied des stratégies pour contourner ce qui déclenche des crises de panique, comme par exemple ne jamais prendre l'autoroute, partir à l'aube par crainte de la circulation, ne pas s'aventurer dans les villes par peur de renverser un piéton… D'autres ont complètement renoncé, et cherchent systématiquement des excuses pour ne pas conduire ou, mieux, prétendent ne pas avoir le permis. Mais si le tabou se brise sur la toile, l'impasse demeure. Les solutions pour remédier à cette handicapante phobie sont rares. La littérature sur le sujet est quasi inexistante.
DU MANQUE DE CONFIANCE EN SOI À LA PHOBIE
Mario Camiolo, directeur d'une auto-école et d'un centre de formation à Forbach (Moselle) a été confronté à ce problème voilà deux ans. Une jeune femme loupe de justesse son Code et lui avoue qu'elle l'a peut-être fait exprès tant elle a peur de commencer les leçons de conduite… De là, il a posé un regard différent sur ces élèves discrets qui ne passaient jamais le permis, sur ses amis qui laissaient la voiture au garage. À sa demande, la psychologue de la structure, Juliane Gangloff, a creusé la question. “La phobie peut être liée à une ou plusieurs grandes peurs, voir des traumatismes qui n'ont parfois rien à voir avec la voiture mais qu'elle cristallise. Un échec scolaire, une éducation peu valorisante qui pèse sur l'estime de soi...
La phobie, c'est la peur de la peur, la peur de ressentir ses propres émotions. Alors on évite les situations effrayantes. Au lieu d'être dans la gestion émotionnelle, on met tout de côté et cela finit par revenir comme un boomerang.” Pour briser le cercle vicieux, il faudrait pouvoir s'en ouvrir... “Mais on est dans une société qui valorise la perfection, les personnes amaxophobes gardent cela pour elles, s'isolent et le phénomène s'amplifie », déplore Juliane Gangloff. Avec Mario Camiolo, ils ont mis sur pied un stage d'une journée (115 €).
L'aspect psychologique, de la prise de conscience à l'identification de la phobie, occupe l'essentiel du programme. Un bilan individuel est proposé, servant ensuite de base aux exercices pratiques, au volant. Des modules sur mesure peuvent être mis en place, une psychothérapie sur la gestion émotionnelle peut être utile. “C'est normal d'avoir peur au volant. C'est l'inverse qui serait anormal, remarque Mario Camiolo. Quand on est très sûr de soi, on fonce sans réfléchir et là, le risque d'accident est réel. La peur raisonnée nous permet de rester en éveil, en alerte pour réagir en cas de danger réel. Le problème c'est quand cette peur devient irrationnelle, irraisonnée.” L'homme a aussi constaté que ses stagiaires craignaient “de gêner les autres”. Des personnes qui peinent à trouver leur place dans cet espace public qu'est la route, qui se vivent comme exclus, illégitimes à rouler. Sans doute peut-on mieux faire en matière de vivre-ensemble sur la route.