Loin d'être stérile ou nostalgique, le regard dans le rétroviseur de l'histoire permet de comprendre la situation de « dépendance automobile » que certains par ignorance ou malveillance présente abusivement comme une fatalité négative. Socialement, l'automobile - élargie à l'automobilisme, c'est-à-dire à tous ses usages - jouit d'une légitimité républicaine que l'histoire a construite à force de négociations et de désirs des populations.
À ce titre, à cent ans de distance, l'année 1921, à partir de laquelle les chaussées de la République ont leur code et leurs règles correspond à une étape capitale. En effet, à l'instar du Code Civil, tout aussi structurant et assurément plus familier encore pour la vie quotidienne des Français, l'ensemble législatif réglant les usages liés à la circulation routière a été promulgué le 27 mai 1921 dans un texte connu sous l'appellation de Code de la Route.
Cette somme, plusieurs fois révisée, comme en 1939 et 1958, et jusqu'à la récente Loi d'Orientation sur les Mobilités en 2019, constitue la pierre de touche du Droit routier. Elle héritait elle-même des règles de police de roulage, consignés dans plusieurs décrets et lois comme ceux de 1808, sur le partage des chaussées à double-sens, de 1828 (« Petit code voiturin ») ou encore la loi fondamentale du 30 mai 1851 « sur la police du roulage et des messageries publiques ».
Du Code de la circulation urbaine au Code de la route
La révolution de l'automobilisme survenue au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle exigea un aggiornamento général que diverses commissions extraparlementaires eurent pour tâche de définir. Prévue pour une publication en 1914, la Première Guerre mondiale reportant sa ratification, il s'agissait pour cette loi d'unifier les quatre législations propres à la traction animale, aux locomotives routières, aux bicyclettes et à l'automobile. Elle bénéficiait également du résultat des travaux pionniers et fondateurs que, conjointement avec la Préfecture de Police de Paris, le conseiller municipal de la capitale Émile Massard avait menés pour la formulation en 1910 d'un « code de la circulation urbaine » aux nombreuses répliques contemporaines étant donné le foisonnement des nouveaux types de véhicules - quel que soit leur nombre de roues - assimilables à des modes de transport dits « doux ».
Le Code de la Route, dont le premier projet régional dû en 1905 à l'initiative de Jules Perrigot président de l'Automobile Club Vosgien, et le premier national en 1912, établissait sur des chaussées parcourues de plus en plus intensément comme l'indiquent les comptages devenus systématiques une République sécurisante pour tous les usagers au quotidien.
L'écosystème des mobilités de cette véritable organisation de la chose publique routière - au sens plein et entier de Res Publica - était désormais dominé par les usages de l'automobile qui imposait sa vitesse motorisée et ses rythmes inédits. L'histoire sociale et l'histoire de la vie privée s'y lisent toutes entières dans leurs résonances politiques et culturelles. Concomitant d'un équipement de l'écosystème routier en dispositifs cohérents et harmonisés de marquages au sol, de signalisations verticales et de protections latérales, aussi réglé par un emboîtement de réglementations internationales (par exemple la Convention de Genève de 1968-70 qui est un obstacle au développement à la conduite autonome), l'ordonnancement des rapports entre les usagers dépasse bien sûr l'encadrement moralisateur des conduites. La « pochette surprise » humoristique du permis de conduire ne tient pas devant la grande responsabilité objectivée qui est liée à cette grande liberté octroyée aux usagers.
Un permis de conduire au lieu d'un droit de conduire
Norme énorme comprenant les règles de délivrance du permis de conduire, celles relatives à l'enregistrement des véhicules, à la signalisation et aux conditions d'assurance, la codification juridique de la législation routière avec ses remises en ordre périodiques dit par conséquent beaucoup de la société, de ses équilibres économiques et de ses tensions professionnelles. Ceci est notamment perceptible par exemple au travers de l'un de ses piliers qu'est le « permis de conduire » - et non le « droit de… », nuance de taille - apparu à la fin du XIXe dans la foulée du certificat de capacité. L'hypothèse avancée par certains de nos jours de voir advenir un « permis mobilité » ne change pas grand-chose au fait que le Code de la route règlera à jamais les usages – anciens et nouveaux – des hommes et des femmes désireuses de se déplacer dans l'espace public.
* Historien, agrégé d'histoire, docteur, Directeur de l'Institut AES-EDS, maître de conférences à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à Sc-Po, chercheur au SIRICE-CRHI, ancien Président de T²M (Traffic&Transport to Mobility International Association) et de P2M, Passé-Présent-Mobilités.
Références
- Séverine BEAUCRETON, « La rue saisie par le droit. L'automobile et la réglementation juridique à la Belle Époque », in La rue, lieu de sociabilité ? Rencontres de la rue, PU Rouen, 1997, 466 p., pp. 123 à 132.
- Guillaume COURTY, « Le sens unique, la codification des règles de conduite sur route, 1894-1922 », Politix, n° 10, 1990, pp. 7-20.
- Mathieu FLONNEAU, Paris et l'automobile. Un siècle de passions, Paris, Hachette, 2005.
- Mathieu FLONNEAU, Les cultures du volant. Essai sur les mondes de l'automobilisme, Paris, Autrement, 2008.
- Jean ORSELLI, « Il y a cent ans, la naissance du Code de la route », Pour Mémoire. Revue du Comité d'histoire du ministère. Ministère de l'Equipement, des Transports et du Logement, 2009, n° 6, p. 53-61.